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Dossier Génocide

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Documents : "dossier génocide"


Benjamin Sehene, "Rwandais contraint à l'exil depuis sa petite enfance parce que Tutsi" a publié en 1999 un livre intitulé "Le piège ethnique" (Editions Dagorno, Paris) racontant son retour au Rwanda en 1994 trente ans après son départ. Un moment fort de ce livre est sa visite d'un hôpital de fortune en territoire FPR alors que le génocide fait encore rage. Nous le remercions de nous avoir autorisé à publié cet extrait.


Un hôpital de fortune durant le génocide

La cour de l'hôpital servait de cuisine et de blanchisserie : elle grouillait de gens évoluant au milieu de la fumée des feux de cuisson qui s'échappait du dessous de marmites noircies. Sous le linge étendu, des bambins nus, au nombril proéminent, de la taille d'un neuf, couraient dans tous les sens. Les mamas, leurs bébés attachés dans le dos, vaquaient à leurs occupations avec une jovialité surprenante. Cette scène de chaos avait pour toile de fond une vue pastorale, faite de collines boisées s'étendant sous un ciel immense. Indifférents au contexte, trois garçonnets, chacun amputé d'une jambe, sautillaient sur leurs béquilles, absorbés dans un jeu mystérieux.

Je trouvai audience auprès du médecin-chef : un homme sympathique, aux petites lunettes d'intellectuel, au front orné d'une tache blanche perdue dans ses cheveux noirs. Le docteur Kabano était un miraculé du génocide. Il me reçut dans son bureau dégarni, une ancienne salle de classe où l'on pouvait encore lire des équations inscrites à la craie sur le tableau.

À Kigali, le 7 avril 1994, le lendemain du crash de l'avion du président Habyarimana, un groupe d'hommes armés de machettes tuèrent la famille de son voisin, mais incapables d'enfoncer le portail de la maison du médecin, ils se contentèrent de promettre de revenir le jour suivant. "Ce fut la journée la plus longue de ma vie, raconta Kabano, ça tirait de partout et mes enfants n'arrêtaient pas de pleurer." Heureusement, cette nuit-là, une des patrouilles du FPR qui se glissaient dans la ville (munis de listes, ils connaissaient les adresses des Tutsis) vint chez lui pour le sauver. Les soldats le firent sortir avec sa femme et ses enfants, les cachant allongés dans l'herbe du jardin en attendant l'arrivée du camion qui les conduisit en zone FPR, à Byumba.

Sa famille était originaire de Butare, la ville universitaire du Sud, et ses parents, ses frères et sueurs, sa belle-famille étaient tous morts.

De la fenêtre du bureau du médecin, je pouvais observer les salles de l'hôpital. Un infirmier vêtu d'une veste blanche tachée lavait une pile de gants usagés en Latex dans un liquide laiteux. "Nous manquons de tout" , me dit le docteur, anticipant ma question. "Nous n'avons rien : pas de pansements, d'anesthésiants, de sang ou d'instruments chirurgicaux. Mais nous parvenons à nous débrouiller avec très peu, par exemple, en utilisant plusieurs fois les gants jetables ", expliqua-t-il. "Et nous arrivons à soigner des centaines de blessés."

Les salles débordaient de mutilés, tous victimes de la haine hutue. Des matelas où gisaient des malades avaient été disposés un peu partout, y compris entre les lits, faute de place et de sommiers disponibles. Ceux qui bénéficiaient d'un lit devaient le partager : têtes bêches, ils y étaient entassés à deux ou même trois, y compris ceux qui souffraient de blessures aux pieds (les miliciens hutus coupaient les tendons d'Achille afin de rendre leurs victimes infirmes). Les conditions sanitaires étaient épouvantables, et de toutes les salles se dégageait une odeur nauséabonde, soulignée par la senteur acide du désinfectant et de la sueur.

Le docteur Kabano nous fit visiter son domaine comme un professeur de faculté de médecine, commentant chaque cas en traversant les salles. Au fur et à mesure de notre avancée, il nous détaillait les plus graves. La plupart des victimes souffraient de blessures causées par la machette au cou et à la tête. Il y avait aussi beaucoup d'amputés. "La majorité des blessés aux jambes ont été atteints par balle pendant qu'ils tentaient d'échapper à leurs assaillants", souligna le docteur. Leurs jambes étaient enveloppées dans des pansements et suspendues par des morceaux de bois tenus par des ficelles de sisal, des briques formant contrepoids.

Deux petites filles qui avaient chacune perdu un oeil par des éclats de grenades partageaient un lit. Malgré leurs blessures, elles riaient et interpellaient à haute voix une. de leurs compagnes, allongée à l'autre bout de la salle. Leurs voix frêles résonnaient à travers cet hôpital comme une lueur d'espoir.

Dans la salle suivante, une autre petite fille geignait doucement, sans larmes, en se balançant sans cesse d'avant en arrière dans son lit. La plaie profonde et gangreneuse qui surmontait son crâne, mal pansée, suppurait et était couverte de mouches. À la vue du pus qui suintait de sa blessure, j'eus presque mal au cœur.

Cette enfant avait été miraculeusement découverte vivante sous un tas de cadavres, probablement sa famille, nous expliqua, avec un détachement clinique, le docteur Kabano tout en examinant sa tête. On ne savait rien d'elle, ni son nom ni ce qu'étaient devenus les siens car elle n'avait jamais dit un mot depuis son sauvetage. Elle ne faisait que pleurer. Le docteur Kabano essaya de la calmer, en vain. Ses gémissements étaient déchirants, elle semblait chercher désespérément à trouver des larmes et se poser une question restée sans réponse

"Pourquoi m'ont-ils fait ça ?" Pourquoi ? Personne ne pourrait lui donner d'explication, et je doute qu'on puisse le faire un jour.

"Presque vingt pour cent des enfants rescapés du génocide ont perdu leur faculté de langage" , continua le docteur, impassible, comme si son « cours » devait continuer, malgré tout.

La séance se transformait en supplice car l'odeur fétide des salles m'écœurait de plus en plus. Mais le docteur n'arrêtait pas et ne m'épargna aucun détail : "Plus de soixante pour cent des victimes sont des enfants." Mon souffle se précipitait, j'étouffais. Pendant un instant je chancelai, au bord des larmes, puis, ne pouvant plus me contenir, je sortis pour me ressaisir. Dehors arriva une procession de brancards chargés de nouveaux blessés : ils viendraient gonfler les statistiques, ajoutant leur poids d'hommes mutilés, témoins de nouveaux récits de massacres.

Je m'enfonçais peu à peu dans le piège ethnique dont je voulais m'extirper avant qu'il ne soit trop tard. L'après-midi était bien avancé, un long parcours m'attendait encore, à travers ces ravages de la folie meurtrière hutue. Mon impatience ne fit qu'encourager le docteur Kabano à me demander de lui rendre un service. II ne voulait qu'écrire un petit mot à la hâte à un collègue français, m'assura-t-il. Assis dans son bureau, je dus attendre qu'il rédige un message pour un certain docteur Arnaud Trebuy, membre de l'Union internationale de lutte contre la tuberculose à Paris, mais dont il ne connaissait pas l'adresse. Et je lui promis de le trouver une fois rentré.

Pendant que nous visitions l'hôpital, un petit garçon aux yeux tristes, au regard rusé, et qui flottait dans sa veste crasseuse, s'était confortablement installé dans notre voiture, ce que nous trouvâmes d'abord très amusant. Sa façon de parler le kinyarwanda comme un adulte sur un ton sarcastique nous fit rire. Mais au moment où nous voulûmes partir, il nous agaça en se révélant être, lui aussi, un candidat à l'expatriation alors qu'il vivait avec ses deux parents. Il refusa de quitter la voiture jusqu'à ce que je lui donne une belle somme d'argent.

La tentation d'aller jusqu'à Kigali fut irrésistible en dépit de l'heure tardive et de l'insécurité liée aux infiltrations des milices interahamwe dans les zones occupées par le FPR. À mi-chemin, ce que je craignais nous arriva : la voiture tomba en panne, une fuite ayant provoqué la surchauffe du radiateur. Une épaisse vapeur se dégageait du capot, et selon Alfred, il fallait laisser refroidir le radiateur avant de le remplir d'eau. Garés au bord de la route, nous étions sans eau et devions aller en chercher dans les collines abandonnées, bordées de bananeraies de part et d'autre du sinueux filet d'asphalte. Manuel sortit son arme de poing tandis que Zaïrois chargeait son AK 47. Dès lors, je me sentis observé des collines alentour. Nous nous enfonçâmes à l'intérieur par une piste qui longeait des potagers envahis de hautes herbes. Dans les bananeraies silencieuses, les oiseaux stridulaient. Des vaches et des bandes de chiens errants, seuls maîtres des lieux, sillonnaient les collines.

Après une dizaine de minutes de marche, des exhalaisons fétides de cadavres nous menèrent jusqu'à un village désert, où ne restait qu'un amas de maisons de terre dévastées autour desquelles bourdonnaient des grappes de mouches. À l'approche du puits, on avait beau se voiler le nez, l'odeur devenait insupportable, car au fond pourrissait une masse, un enchevêtrement de têtes et de membres d'une dizaine de corps gonflés et grouillants de mouches. Comment s'appelait ce village ? Impossible de savoir, nous n'avions pas de carte. Ce n'était même pas la peine de nous interroger entre nous, puisque nous étions tous des exilés. Un village sans nom où il ne restait plus personne pour pleurer et enterrer les morts. Toute une population réduite en ossements et en lambeaux de vêtements éparpillés sur le sol. Aucun témoin survivant pour raconter leur martyre. Combien de tels villages charniers existait-il ainsi au Rwanda ? Notre retour vers la voiture se fit dans le silence. L'eau ne permit pas au moteur de se refroidir et Alfred fut obligé de conduire lentement. Comme il était assez tard, Manuel nous recommanda de rentrer à Mulindi et de revenir le lendemain, le voyage nocturne au Rwanda, surtout dans les régions récemment conquises par le FPR, étant rigoureusement déconseillé : les infiltrations des milices hutues parties de Tanzanie se multipliaient.

Benjamin Sehene.