En quoi le massacre des Tutsi du Rwanda est bien un
génocide
Ici et là, il est question de la remise en question de
l'utilisation du mot génocide à propos du massacre des Tutsi du Rwanda de 1994. Lorsque
le fait n'est pas simplement nié ou remis dans une perspective de propagande
"génocidaire", c'est la qualification de "génocide" qui fait l'objet
de négation. Voici pourquoi le génocide des Tutsi du Rwanda est effectivement un
génocide.
Convention
Le crime de génocide n'est pas lié à une question
de nombre de victimes ou de violence lors de l'extermination. Il fait l'objet d'un texte,
la "Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide", établi par l'Assemblée
Générale de l'Organisation des Nations Unies (Résolution 260 A (111) du 9 décembre
1948). Traumatisée par le génocide des Juifs ou des Tziganes par l'Allemagne nazie,
l'ONU "reconnaissant qu'à toutes les périodes de l'histoire le génocide a infligé
de grandes pertes à l'humanité, convaincue que pour libérer l'humanité d'un
fléau aussi odieux la coopération internationale est nécessaire" a défini ce
qu'est un génocide. Hélas, le mot a été utilisé à tort et à travers pour décrire
des massacres massifs ou des actes de de guerre. Banalisant le mot, son usage excessif,
souvent pour des raisons de propagande, a déformé sa définition. Replongeons au sein du
texte qui définit le crime de génocide, notamment l'article 2 :
Article 2
Dans la présente Convention, le
génocide s'entend comme l'un quelconque des actes ci-après commis dans l'intention de
détruire, en tout ou en partie. un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme
tel:
a) meurtre de membres du groupe;
b) atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe;
c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa
destruction physique totale ou partielle;
d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe;
e) transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe.
Commentant ce passage de la Convention dans son livre
"Rwanda, essai sur le génocide" (Editions Complexe, 1994), Alain Destexhe le
résume à une définition plus actuelle et plus concrète. Il écrit "En
définitive, le génocide se définit aujourd'hui à partir de quatre éléments
constitutifs :
- un acte criminel,
- dans l'intention de détruire
- un groupe ethnique, national ou religieux
- visé comme tel."
On le voit bien, il n'y a dans la
qualification de génocide aucune notion de nombre ou de degré dans la violence commise
contre un groupe donné. Repose à la base de la définition de génocide l'intention de
détruire, dans sa totalité ou en partie, un groupe social. C'est effectivement le cas du
génocide rwandais. Si l'on reprend les actes ci-dessus et constatant que la Convention
précise que "le génocide s'entend comme l'un quelconque des actes ci-après
commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie. un groupe national, ethnique,
racial ou religieux comme tel", il s'applique donc à plusieurs reprises aux
massacres des Tutsi de 1994.
Reprenons point par point les actes
constitutifs d'un génocide selon la Convention :
"meurtre de membres du
groupe" : difficile de nier ce fait. Plus d'un million de morts selon
les estimations les plus sérieuses, dont celle établie par le Ministère
rwandais de l'Enseignement Supérieur, de la Recherche Scientifique et de la Culture
en 1996. Cette liste du nombre des victimes, commune par commune, est basée sur un
recensement officiel et non sur des supputations, comme il est souvent le cas. Ainsi, le
total des victimes s'élèverait à 1 364 020, chiffre à manier avec précautions puisque
le nombre de victimes dans plusieurs communes n'a pu être établi et que dans d'autres
les chiffres ont été arrondis.
"atteintes graves à
l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe" : certains des
rescapés ont été laissés en vie dans un triste état de santé. Qu'il s'agisse des
mutilations ou des viols, les séquelles physiques et psychologiques du génocide sont
indéniables et sont un réel problème de santé collective au Rwanda. Les nombreuses
femmes violées et laissées en vie avec un enfant du violeur ou avec un sida transmis
intentionnellement témoignent de cette double atteinte. Comme l'écrit le Docteur
Catherine Bonnet : "Au Rwanda, le viol des femmes a été systématique,
arbitraire, planifié et utilisé comme une arme de nettoyage ethnique pour détruire
très profondément les liens d'une communauté en laissant les victimes
silencieuses." ("Le viol des femmes survivantes du génocide des femmes du
Rwanda" in "Rwanda. Un génocide du vingtième siècle", Raymond Verdier,
Emmanuel Decaux, Jean-Pierre Chrétien éditeurs, 1995).
"soumission intentionnelle
du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale
ou partielle" : si, à proprement parler, il n'y eut pas ce genre
d'acte directement lors du génocide, celui-ci ayant été trop rapide, il faut tout de
même rappeler que les conditions de vie des Tutsi du Rwanda ont été a posteriori
un des facteurs de faisabilité du génocide. Ainsi, les Tutsi du Bugesera (de Nyamata,
notamment) ont été des exilés intérieurs, déportés dans les années 70 dans une
région unhospitalière qui sera leur tombeau en 1994 : les équipes de massacreurs y
furent envoyés de Kigali pour exterminer une population quasi-entièrement tutsi. De
plus, la politique des quottas instaurée par le régime Habyarimana barra l'accès des
Tutsi au travail, à la fonction publique, à l'armée ou à l'éducationi. L'instauration
d'une carte d'identité mentionnat l'ethnie, infâmante car instaurant des degrés dans la
citoyenneté, véritable étoile jaune, servit d'arrêt de mort aux porteurs de la
mauvaise mention lorsqu'ils étaient contrôlés par les milisiens sur les
"barrières".
"mesures visant à
entraver les naissances au sein du groupe" et "transfert
forcé d'enfants du groupe à un autre groupe" : ces deux points n'ont
pas été utilisés (de façon institutionnelle du moins) au Rwanda, même si quelques cas
ont pu être évoqués. Néanmoins, le viol utilisé comme arme de purification ethnique
(voir plus haut) avait comme but d'entraver les naissances au sein d'un groupe, dans le
sens où des naissances "forcées" en étaient l'objectif. L'enfant ayant
traditionnellement l' "ethnie" du père, ces viols avaient également pour objet
de donner naissances à des enfants Hutus, de l'autre "groupe" que celui de la
mère...
Actes de génocide...
On le voit clairement, alors qu'il ne
suffit que d'un seul des actes cités plus haut, les massacres des Tutsi du Rwanda
remplissent à trois reprises les conditions établie par l'ONU pour être des actes de
génocide. En résumé, le génocide des Batutsi du Rwanda par des meurtres, des
mutilations, des viols plannifiés, est bien un génocide par les actes qui ont été
commis. Pourtant, quelques intellectuels récusent la notion de génocide par la
définition de groupe (c'est le cas de quelques "théoriciens marxistes"
s'étant penchés sur le génocide rwandais), les Tutsi ne formant "ni un groupe
national, ni un groupe ethnique, ni un groupe racial ni un groupe religieux".
Groupe ethnique ? Groupe racial ?
Groupe national ?
Les arguments des négationnistes du
génocide (du moins de ceux qui refusent de qualifier les massacres des Tutsi de
génocide) portent souvent sur la définition du groupe tutsi. A proprement parler, les
Tutsi ne forment pas une ethnie, qui est, rappelons-le, une communauté de personnes
partageant le même mode de vie, la ou les mêmes religions
et la même langue et vivant dans un espace commun.
Le mode de vie rwandais
est plus lié à la fortune qu'au fait d'être hutu, tutsi ou twa. Si des soi-disant
différences alimentaires par exemple ont pu être mises en avant elles étaient bien
évidemment liées à l'occupation (agriculteur ou pasteur) et à la richesse. On se
souvient également que le dernier recensement organisé par la Belgique avant 1959
catégorisait les personnes en fonction du nombre de vaches possédées et non en fonction
des traits ou de la taille. Un enfant, même issu de mariage "mixte" faisait
partie du groupe de son père et le passage d'un groupe à l'autre était possible par
différents moyens, dont l'annoblissement par le Mwami (roi). Les historiens n'ont pour
l'instant pas établi que les deux groupes provenaient de deux populations différentes.
Le fameux "ubuhake", souvent présenté à tort comme un "contrat de
servage" était basé sur des critères de puissance ou de richesse entre deux
personnes et non entre deux représentants d'un groupe. De plus, traditionnellement,
l'appartenance au clan n'était pas lié au fait d'etre hutu, tutsi ou twa.
En ce qui concerne la (ou les) religion(s),
ici aussi la "mixité" était pratiquée. Le Mwami Mutara III Rudahigwa a été
un "fervent catholique", comme ses "successeurs", les présidents
Kayibanda et Habyarimana. Les cultes traditionnels comme les "imandwa" ou
"nyabinghi" étaient pratiqués par les trois groupes. L'habitat était
mélangé (hormis peut-être pour les Twa) et le passage d'un groupe à l'autre était
possible par mariage, acquisition de vaches ou... revers de fortune.
Le kinyarwanda est la langue
nationale rwandaise: elle est pratiquée par les trois groupes. Si elle est très proche
du kirundi, il n'en demeure pas moins que rwandais et burundais, s'ils se comprennent
aisément, reconnaissent le pays d'origine de leur interlocuteur par le parler qui
comporte des différences. Si de jeunes tutsi rwandais ne parlent ou ne lisent pas le
kinyarwanda, ou le parlent avec un accent, leurs lacunes sont dues à l'exil.
Enfin, Hutu et Tutsi vivent aux mêmes
endroits, dans les quartiers ou sur les colines mis à part des cas particuliers
comme celui de la population tutsi déportée au Bugesera ou du groupe des Bagogwe
(pasteurs nomades).
On le voit : Hutu, Tutsi et Twa du Rwanda
forment donc une seule ethnie... l'ethnie rwandaise.
Alors sont-ils des "groupes
raciaux" ?
Les théories ethnistes issues du 19ème
siècle (les thèses de Gobineau, par exemple) ont eu un effet tragique sur la destinée
du Rwanda. Les Européens, Allemands et Belges ont plaqué ces thèses sur une réalité
rwandaise et "racialisé" l'appartenance au groupe. Alors que les premiers
missionnaires avait donné le mot "noble" comme synonyme de "tutsi",
des pseudos scientifiques mesuraient crânes, nez et tibias bour bâtir leurs délirantes
théories sur l'origine des habitants du Rwanda. Les Tutsi se voyaient affublés d'une
origine éthiopienne, nilotique, hamitique, voire... européenne ou tibétaine ! Le tout
allait nourrir les théories des idéologues du génocide en 1994 ("ce sont des
étrangers, renvoyons-les dans leur Ethiopie natale") où les théories raciales se
doublaient de xénophobie. Irrationnelles, bâties sur des délires importés d'Europe,
les théories raciales partaient sur des postulats qui ont été démontrés comme faux
par des linguistes ou des généticiens.
En ce qui concerne la nationalité,
Hutu, Tutsi et Twa se considèrent et se revendiquent rwandais. Si les délires des
idéologues ou des exécutants du génocide appelaient au massacre de tous les Tutsi,
c'est bien le groupe des Tutsi rwandais qui était visé. C'est après le génocide que
s'est internationalisée l'idéologie du "Hutu Power" (contacts entre les
extrémistes burundais et rwandais, attaques subies par les Banyamulenge (Tutsi zaïrois),
appel au génocide des Tutsi du Congo et des Tutsi au Congo par le gouvernement de
Kabila...).
Alors ?
Alors, si les Tutsi du Rwanda, visés par
le génocide de 1994 ne constituent ni "un groupe national, ni un groupe
ethnique, ni un groupe racial ni un groupe religieux", en quoi leur
extermination est-elle bien un génocide ?
Paradoxalement, ce sont... les idéologues
du génocide qui définissent leurs crimes comme étant constitutifs d'un génocide. Par
les actes dont le groupe tutsi a été l'objet ou la victime depuis l'indépendance au
moins, une nouvelle définition des groupes sociaux a été établie au sein de la
société rwandaise par les gouvernements Kayibanda puis Habyarimana. Cette définition,
confuse, nourrie de théories importées et d'intérêts locaux, matraquée dans les
discours officiels, à la radio ou dans la presse pendant plus de trente ans, a, grâce au
temps et aux moyens d'informations -de désinformation plutôt-, servi de terreau sur
lequel a poussé l'idéologie génocidaire du "Hutu Power".
Les medias de la haine (RTLM, Radio Rwanda,
Kangura...) ont dans leur propagande tenté de transformer tour à tour une appartenance
à un groupe social en appartenance ethnique et raciale (il fallait "raccourcir les
longs", "ceux qui ont le nez fin"...), en appartenance nationale (les Tutsi
étaient qualifiés d' "Ethiopiens", de "Juifs de l'Afrique" ; le
gouvernement de Juvénal Habyarimana avait toujours dénié la nationalité rwandaise aux
réfugiés Tutsi exilés) ou enfin en appartenance religieuse (les "bons
chrétiens" devaient exterminer les Batutsi, "mauvais chrétiens" ;
l'église catholique rwandaise a eu un rôle plus que troublant lors des dates-clés de
l'histoire du Rwanda...).
Si effectivement les Tutsi du Rwanda ne
constituent pas un "groupe" national, ethnique, racial, ou religieux visé par
le crime de génocide selon la définition de la Convention, il n'en demeure pas moins que
c'est dans l'optique de détruire un groupe ethnique, racial, national ou religieux qu'il
a été défini par ses concepteurs, préparé par ses planificateurs et réalisé par ses
exécuteurs.
C'est bien le fantasme ethniste et racial
des forces du génocide qui a créé les conditions de dénomination exacte des pogroms
anti-Tutsi d'avril à juillet 1994, c'est donc dans un but "génocidaire" qu'a
eu lieu ce qui doit être nommé "génocide des Batutsi du Rwanda".
Ultimes objections ?
D'autres objections ont cours en ce qui
concerne le fait d'accoller "des Batutsi" au mot génocide. En particulier, le
fait que sont morts de nombreux Hutu lors du génocide. Il ne viendrait à personne
l'idée de nier ce fait. Cherchons les causes de leurs assassinats. Les Hutu massacrés
lors du génocide ont d'abord été ceux qui faisaient obstacle à la "solution
finale" : ministres, magistrats, juristes représentaient la légalité ;
journalistes, militants des droits de la personne, enseignants représentaient le savoir,
la raison, le témoignage... Tous ont été tués lors des premières heures, dès le soir
du 6 avril. Leurs noms faisaient l'objet de listes.
Ensuite, lors de la
"massification" du génocide, ont été massacrés aux côtés des Tutsi les
Hutu considérés comme traîtres à leur "race" : ceux qui étaient mariés à
des Tutsi, ceux qui les protégeaient ou ceux qui refusaient de tuer. Traîtres, c'est
comme cela qu'ils étaient considérés dans "les 10 commandement du Muhutu"
publiés en décembre 1990 par le journal extrémiste "Kangura". Etait traître
le muhutu qui épousait une femme tutsi, l'engageait comme "secrétaire",
faisait des affaires avec un Tutsi ou lui prêtait de l'argent, ou celui qui avait
"pitié des Batutsi". Pendant quatre ans, l'idée allait faire son chemin...
L'appartenance au "groupe" hutu,
celui qui allait vaincre et survivre au génocide, était déterminée par un pacte de
sang : non pas celui des bourreaux, mais celui des victimes. Il fallait avoir non
seulement du "sang hutu" dans les veines, mais également du "sang
tutsi" sur les mains ou sur la conscience pour mériter de vivre dans le Rwanda de
l'après-génocide selon ses concepteurs.
Conclusion
Si l'on reprend la définition du génocide
d'Alain Destexhe "[...] le génocide se définit aujourd'hui à partir de quatre
éléments constitutifs :
- un acte criminel,
- dans l'intention de détruire
- un groupe ethnique, national ou religieux
- visé comme tel."
et que l'on essaye de l'appliquer au
génocide des Batutsi du Rwanda, cela donne :
- un acte criminel, :
le meurtre, le viol
- dans l'intention de détruire : les Tutsi du Rwanda et leurs "alliés"
- un groupe ethnique, national ou religieux : tel que défini par les
idéologues du "Hutu Power"
- visé comme tel : en tant que produit d'un fantasme racial et politique.
Etonnante de justesse...
Demain ?
Si les thèses révisionnistes ou
négationnistes subsistent, sont souvent virulentes, haineuses et bruyantes, et doivent
toujours être combattues, il n'en reste pas moins que la vérité fait son chemin. Le
génocide des Batutsi du Rwanda a été intégré par l'humanité. Souvent
imprécisément, plus souvent encore de façon erronée. Pourtant le génocide ne fait
plus aucun doute dans la mémoire des hommes. Il est passé du rang d'élément
d'actualité ou de polémiques à celui de fait historique.
Il reste qu'il faut continuer à être
vigilants sur ce qui est dit ou écrit sur le génocide, sur les génocides. Traquer le
mensonge dans les medias, les livres ou sur le Net reste nécessaire. Ce mot, génocide,
ne doit pas être banalisé ou mal employé et il ne faut pas non plus accepter les
contre-vérités à propos de ces crimes contre l'humanité. Révision et négation de
tous les génocides sont communes à des personnes diverses qui partagent également des
conceptions prônant le même refus de l'humanité.
Les mensonges sont un refus de plus de
l'humanité des victimes du génocide des Batutsi du Rwanda, un refus de leur dignité. Ne
les oublions jamais...
Jean-Luc Chavanieux,
RwandaNet, août 2000.